Protéiforme, gardienne du seuil entre morts et vivants, véritable « image dialectique » faisant coïncider l’Autrefois et le Maintenant (W. Benjamin), la Gradiva, « celle qui resplendit en marchant », traverse les siècles et les esprits, sous la forme d’un bas-relief ou d’une apparition fantastique au cœur des ruines pompéiennes, réveillant les souvenirs enfouis et ranimant les vestiges d’un passé sous silence.
Cette « Fantaisie Pompéienne » nous raconte comment un jeune archéologue, Norbert Hanold, absorbé entièrement par son entreprise intellectuelle, se laisse détourner de son chemin par la démarche gracieuse et atypique d’une jeune femme.
Le drame de Norbert commence alors. Car cette délicate demoiselle n’est pas de chair et d’os. Gravée à même le marbre d’un bas-relief, cette image est à jamais arrêtée dans le temps et l’espace.
Le jeune homme, littéralement obsédé par cette image, la laisse hanter ses journées, ses nuits et ses rêves.
Pris de frénésie, fuyant pour mieux la retrouver, Norbert finit par échouer à Pompéi, décor étrange des apparitions nocturnes précédentes de la belle. C’est alors qu’à midi, « heure des spectres », devant les yeux grands ouverts du raisonnable archéologue, surgit Gradiva, qui non seulement s’approche du jeune homme mais lui adresse la parole.
Rêverie, hallucination, apparition fantastique ou merveilleuse, Gradiva est tout cela à la fois, et bien plus encore…
Limites romanesques d’abord, qui mènent le roman à la frontière ténue où se rencontrent conte merveilleux, nouvelle fantastique et pastorale bucolique.
Limites spatio-temporelles ensuite, qui conduisent Norbert de l’Allemagne du XXè siècle à l’Italie du Ier siècle.
Il n’en fallait pas plus à l’inventeur de la psychanalyse pour s’intéresser de près à cet intriguant récit. Sigmund Freud publie ainsi en 1907 « Rêves et délires dans la Gradiva de Jensen », magnifique analyse qui tend à démêler le tissage savant et énigmatique du roman.
Ajoutant sa pierre à l’édifice (et une copie du bas-relief à son cabinet viennois), Freud fait ainsi passer Gradiva à la postérité, perpétuant par là l’entreprise de Jensen.
Perdue à jamais, prisonnière de la pierre qui glace ses contours, Gradiva est pourtant vouée à toujours se ranimer, à respirer d’un souffle nouveau, que ce soit dans l’esprit torturé d’un jeune archéologue ou dans l’imagination vibrante de ses lecteurs.
Il suffit de repenser à Pygmalion et Galatée, à la Vénus de Cnide, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à celui de Laura par Otto Preminger pour s’en convaincre…
Redonner vie à l’image par le discours, conquérir cette place de l’entre-deux d’où jaillissent la beauté et l’effroi, voilà se que se propose de faire l’association Gradiva, suivant les traces de ces illustres prédécesseurs… et la démarche gracieuse de la « femme-image » qui lui donne son nom.
Tristan Grünberg